Democrazy #19 - Que fleurissent les oeillets / Lois sur les agents étrangers / Points chauds : France, Tchad
L'actualité des démocraties et des engagements citoyens
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Au sommaire
Anniversaire - 50 ans de la révolution des oeillets au Portugal
Focus - Lois sur les agents étrangers
Points chauds : France, Tchad
Crédit : Faith Ringgold, We love you Mahalia (2012).
La grande artiste afro-américaine Faith Ringgold est morte, samedi 13 avril, à l’âge de 93 ans. Son art illustrera cette lettre d’info. Elle a incarné l’artiste engagée : contre la ségrégation raciale et contre la domination masculine blanche sur le monde de l’art. Ses productions et ses univers sont vastes et divers, allant de la peinture aux courtepointes, de la sculpture aux livres d'enfants. Deux nécrologies (parmi de nombreuses) à lire, ici et là.
50 ans de la révolution des oeillets au Portugal
Il y a cinquante ans, le 25 avril 1974, la révolution des Œillets menée par « les capitaines d’avril » emportait la plus vieille dictature d’Europe. 200 000 personnes ont manifesté à Lisbonne pour commémorer et dire non au fascisme. La dernière révolution politique d’Europe de l’Ouest a débuté en Guinée Bissau, où les militaires de métier et les conscrits essuyaient de lourdes défaites pour maintenir à tout prix l’empire portugais. 800 000 jeunes hommes portugais ont servi en effet servi en “outre-Mer”: Guinée-Bissau, Angola, Mozambique, Timor… Parmi eux, certains futurs capitaines à la tête de la révolution. Tant d’autres préféreront fuir la conscription et émigrer pour éviter la guerre. L’impact des guerres coloniales sur la population portugaise est souvent comparé à celui du Vietnam dans la société états-unienne. Au moins 10 000 morts, des dizaines de milliers de traumatisés côté portugais ; en Afrique, au moins 45 000 civils tués, des bombardements massifs et l’usage du napalm.La révolution emporte avec elle l’empire colonial portugais, déjà écorné en 1961 par la reprise des comptoirs indiens par le pouvoir de Nehru. La dictature portugaise reposait notamment sur une mystique impériale qui conduisit le pouvoir à maintenir à tout prix sa domination sur ses colonies. Cette mystique repose sur une série de mythologies encore en partie ancrées dans les esprits : l’exceptionnalisme portugais, le lusotropicalisme, le sebastianisme… Aujourd’hui, des activistes afrodescendants se battent pour reconnaître la part africaine de la révolution, comme le montre ce documentaire d’Arte. La révolution fut aussi menée par des jeunes filles étudiantes et militantes pleines d’espoir, vent debout contre la dictature et les guerres coloniales et soutenant leurs camarades déserteurs.
Une étude réalisée pour le 50e anniversaire vient de révéler que 65% des personnes interrogées considèrent le 25 avril comme « le fait le plus important de l’histoire du pays », résultat en augmentation par rapport à 2014 (59%) et à 2004 (52%). Mais au-delà de l’attachement à cet évènement incontournable, “que reste-t-il des idéaux du 25 avril ?”. Pour cela, je vous invite à lire l’excellent papier de l’historien Yves Léonard qui publie tout juste une biographie d’Antonio de Oliveira Salazar, atypique dictateur qui a façonné le Portugal pendant près de quarante ans. Cinquante ans après le renversement du régime de l’Etat nouveau, de nombreux jeunes Portugais ignorent ce qu’a été cette dictature. Face à cette absence de transmission qui fragilise la démocratie, des vétérans du 25 Avril vont à la rencontre de lycéens pour leur rappeler l’importance des acquis de la révolution. Elisa Costa, enseignante du secondaire, explique dans le journal Publico :
“Ce n’est pas seulement un problème portugais. C’est un problème européen. Les jeunes Européens n’ont pas idée de ce qu’étaient les dictatures d’Europe. La montée de l’extrême droite ne peut s’expliquer que par l’amnésie collective de ceux qui n’ont pas connu la dictature ou la guerre, et qui n’attachent pas d’importance au vécu démocratique. Je trouve ça préoccupant.”
Alors que l’extrême-droite, avec le parti xénophobe et populiste Chega, a remporté 50 sièges de députés (sur un total de 230 au Parlement) quelques semaines avant l’anniversaire de la révolution, de nombreuses voix s’inquiètent. C’est le cas Paulo Vila Maior, professeur à la faculté de lettres de l’université de Coimbra :
“L’émergence de forces populistes qui menacent de détourner la liberté (si elles ne l’ont pas déjà fait en partie) renforce le désir de célébrer le 25 avril. C’est parce que la liberté est éternellement fragile qu’il faut la célébrer ; c’est parce que nous voyons revenir les fantômes qui pourraient la mettre en péril, dans un recul qui réveille les cauchemars, que nous célébrons la liberté ; c’est à cause des quarante-huit ans de bâillonnement qu’il ne faut pas oublier la conquête de la liberté.”
Cette révolution a été marquante à travers le renouveau artistique et culturel qu’elle a engendré et son impact sur la scène politique mondiale. Au niveau international, la révolution des Œillets ayant fait des partis de gauche les éléments centraux de la vie politique, les socialistes et communistes du monde entier s’interrogèrent sur “l’énigme portugaise”.
Crédit : João Abel Manta, Um problema difícil(1975)
Pour mieux saisir la portée culturelle et artistique de la révolution, parcourez ce fil sur la révolution de l’historien Victor Pereira (ou lisez son ouvrage). Enfin, c’est une révolution en chansons (au Portugal et ailleurs) dont voici une petite sélection subjective.
Grândola Vila Morena - Zeca Afonso
Sérgio Godinho - Liberdade (1974)
Adriano Correia de Oliveira (texte du poète Manuel Alegre) - Canção tão simples (1971)
Georges Moustaki - Portugal (une reprise de Fado Tropical de Chico Buarque) -
Fausto - O patrão e nós (1974)
Crédit : Faith Ringgold, The flag is bleeding (1967)
Lois sur l’influence étrangère
Un rassemblement de protestation d’une ampleur sans précédent s’est déroulé à Tbilissi dans la soirée du 11 mai. La société civile et les jeunes défendent l’avenir européen du pays et se mobilise contre une loi sur “l’influence étrangère” d’inspiration russe. En décembre 2021, Vladimir Poutine a signé une série de lois qui permettent de désigner comme “agents de l’étranger” tout individu qui s’engage en politique - au sens large du terme - et qui reçoit des financements étrangers. Les ONG de défense des droits ont protesté avant d’être laminées. En Inde, le gouvernement a mis en place la Loi relative à la réglementation des contributions étrangère. Elle permet de harceler certains ONG de défense des droits humains déclarant certaines de leurs “activités indésirables contraires à l’intérêt national”. En Egypte, depuis 2011 “l’affaire 173” (dite des financements étrangers) a permis une offensive sans précédent contre le mouvement des droits humains assiégé en Égypte. En Chine, c’est la loi sur la sécurité nationale qui facilite la répression des voix dissidentes à Hong-Kong ; la loi « Article 23 » crée une nouvelle infraction, l’« ingérence externe », qui vise la collaboration entre toute personne et des « forces externes » et qui est punie d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement. La loi de novembre 2022 sur l’enregistrement des organisations au Myanmar prévoit des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement en cas de création d’une organisation non enregistrée et de financement extérieur d’une telle organisation. Au Burundi ou au Congo-B, les gouvernements ont initié des projets de loi visant également à refonder le régime des associations, en y intégrant des clauses sur les sources de financements extérieures pour les associations. Pour l’instant, les lois ne sont pas encore adoptées. En Hongrie, le Parlement hongrois a abrogé la loi sur les ONG de 2017 après que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a statué que la loi hongroise sur les ONG était contraire à la législation européenne sur la libre circulation des capitaux ainsi que sur le droit fondamental européen au respect de la vie privée, à la protection des données et à la liberté d’association., qui stigmatisait la société civile et faisait obstacle à son travail en Hongrie. Mais, en fin d’année 2023, le Parlement hongrois a adopté une loi pour lutter contre "les interférences étrangères", avec la création d’une autorité spécialisée, ayant pour mission "d'identifier et d'enquêter sur les organisations qui reçoivent de l'argent de l'étranger" dans le but "d'influencer le choix des électeurs". Cela a suscité de vives inquiétudes de la part de la société civile et des journalistes indépendants. Les dispositions de la loi ont aussi été dénoncées par la Commission Européenne, en raison de son mandat trop large et de l'absence de contrôle judiciaire.
POINTS CHAUDS
Crédit : Faith Ringgold - American People Series #4: The Civil Rights Triangle. 1963
FRANCE
En pleine campagne pour les élections européennes, la question démocratique redevient centrale en France. Pour la Ligue des Droits de l’Homme ou pour l’historienne Vanessa Codaccioni, la convocation par la police de responsables politiques et associatifs dans le cadre d’une enquête pour « apologie du terrorisme » est une nouvelle illustration de l’usage de dispositifs antiterroristes contre l’activité militante. La répression des manifestations étudiantes propalestiennes à Sciences po’ et les coups de menton du gouvernement alimentent la division et laissent perplexe jusqu’à la presse conservatrice allemande.
Autre front, celui de liberté de la presse. L’ensemble des organisations syndicales représentatives de Radio France a fait grêve pour la défense de la liberté d’expression ce dimanche, entre le soutien à l’humoriste Guillaume Meurice et la prochaine réforme de l’audiovisuel contestée.
Depuis 1945, l’extrême-droite n’a jamais été aussi présente dans les institutions, dans les médias et espère arriver largement en tête lors des prochaines élections. Sa frange la plus violente défile en toute quiétude dans les rues de Paris. La restriction des aides sociales menée par le gouvernement génère un sentiment de mise en compétition entre individus. Le RN use de cette corde et propose un bouc émissaire - les immigrés - analyse Maeva Durand (docteure en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL) . Pour le politiste Jean-François Bayart, “la révolution conservatrice est en passe d’étouffer la liberté de pensée” :
"Quel est le point commun de ces remises en cause de la liberté scientifique, d’expression, de pensée ? C’est qu’elles surviennent dans des Etats dont les gouvernements sont issus d’élections libres. Il n’est plus de secteur où la liberté de recherche, de pensée, d’expression échappe à la police : celle des mots et des idées, à l’initiative des autorités politiques, et sous la pression constante non seulement des réseaux sociaux, mais aussi de médias transformés en instruments de propagande par les entrepreneurs qui en ont pris le contrôle, voire d’intérêts étrangers.” Jean-François Bayart.
La CGT, Greenpeace, Oxfam, LDH, la Cimade, le Planning familial… un collectif d’associations et de syndicats appellent les citoyens à ne pas se résigner et à une mobilisation contre les inégalités sociales et territoriales. Pour ces associations, là se joue l’avenir de nos sociétés et de la démocratie.
TCHAD
Lors de la 12e édition de Democrazy (voir ci-dessous) j’évoquais la trajectoire autoritaire du Tchad.
Democrazy #12 - La bande son des révolutions / Histoire mondiale de la démocratie / Points chauds : Tchad, Chine.
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Une mascarade d’élection vient de s’y tenir avec d’innombrables problèmes dans le déroulement du scrutin. Avec une rapidité étonnante, les résultats de l'élection présidentielle du 6 mai ont donné officiellement le chef de la transition Mahamat Idriss Déby en tête avec un peu plus de 61 % des voix, contre 18,5 % pour le Premier ministre Succès Masra, qui conteste cette victoire et dénonce des fraudes. Le principal candidat d’opposition a saisi le Conseil constitutionnel pour contester la victoire du président de la transition, Mahamat Idriss Déby. Comme le dit le chercheur Roland Marchal: “Ce que l'on voit, c'est la répétition d'un système”.
Plusieurs personnes sont décédées suite à des coups de feu censés célébrer la victoire à l'élection présidentielle du chef de la junte au pouvoir. L’Union européenne (UE) s’est inquiétée lundi de « violences post-électorales » et déplore la mise à l’écart de nombreux observateurs de la présidentielle. Malgré ses remontrances diplomatiques, la famille Deby au pouvoir depuis 34 ans devrait pouvoir se maintenir, notamment à la faveur d’un jeu d’équilibriste entre le soutien indéfectible des Occidentaux (la France en tête) et la Russie souhaitant renforcer sa coopération. La situation régionale est extrêmement difficile avec le risque de combats de forte intensité au Darfour voisin et le siège de la principale ville, El Fasher, par les troupes du général Hemedti.
Pour finir - la citation
Didier Fassin (anthropologue et sociologue français, né en 1955) dans La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent (2010) :
«La pensée critique est à la croisée des deux, entre la curiosité et l’indignation, entre le désir de comprendre et la volonté de transformer ».