#27 - La démocratie sur le divan / Points chauds : Gabon, Thaïlande.
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La démocratie sur le divan
Points chauds : Gabon, Thaïlande.
Crédits : Greta Knudson (1899-1983) est une artiste peintre suédoise, du courant moderniste. Parfois inspirée du cubisme et du surréalisme, souvent tournée vers l’introspection et la contemplation, son œuvre remarquable a été éclipsée par la célébrité de son mari, l’écrivain Tristan Tzara (principale figure du mouvement Dada) puis par son union avec le poète René Char. En lien avec le thème d’aujourd’hui, pour les surréalistes qui ont largement inspiré le travail de Greta Knudson, l’émancipation sociopolitique est intimement liée à la reconciliation de l’individu avec son être profond. Il s’agissait de fusionner Rimbaud et Marx : changer la vie et transformer le monde.
La démocratie sur le divan
Malaise, résilience, perversion…Autant de termes du registre psychologique, voire psychanalytique, régulièrement mobilisés pour qualifier la crise politique qui traverse de nombreux pays et le comportement de certains dirigeants. Récemment, le sociologue Marc Joly a publié un ouvrage sur la pensée perverse narcissique qui qualifierait la conduite du pouvoir d’Emmanuel Macron. Pour lui, la perversion narcissique est une réaction, proprement masculine, au processus d’égalisation et d’autonomisation des femmes. C’est le psychanalyste français Paul-Claude Racamier qui a forgé ce terme comme « une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir ». Autrement dit, il s’agirait d’une personne qui adopte la stratégie du coucou pour se débarrasser de sa propre souffrance.
La personnalité de Donald Trump et celle d’Elon Musk ont fait couler beaucoup d’encre et conduit à de nombreuses lectures et interprétations psychologiques. Certains auteurs parlent de “loser pathétiques” pour parler de la masculinité toxique et des abus de pouvoir d'Elon Musk et Mark Zuckerberg. Peut-être que ce comportement est à trouver aux origines du capitalisme selon Dany-Robert Dufour. Il cite un texte de Bernard de Mandeville de 1714 qui a largement inspiré des économistes comme Adam Smith ou Friedrich Hayek :
“Fini l’amour du prochain !”. Il faut désormais s’en remettre à ceux qu’il appelle “les pires d’entre les hommes”, ceux qui veulent toujours plus quels que soient les moyens employés.
Pour la sociologue Eva Illouz la démocratie est menacée par plusieurs émotions, manipulées par les discours de dirigeants autoritaires (en particulier le discours de B. Netanyahou qu’elle a plus particulièrement étudié) : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie. La politique et l’intime sont imbriqués, et les discours politiques de ces dirigeants manient deux impératifs de survie afin de faire avancer leurs intérêts et leur vision du monde : se protéger de l’ennemi et le tuer.
C’est peut-être en retournant à une grande enquête sur la "personnalité autoritaire", parue après la Seconde guerre mondiale et coordonnée par le philosophe Theodor Adorno, que l’on peut mieux comprendre les traits des personnes susceptibles d'adhérer à des idées antidémocratiques. Ce travail visait à répondre à la question suivante : peut-on construire une échelle pour mesurer l'éventualité d'un potentiel fasciste ?
Comme Katia Genel l’explique, Adorno et ses collègues “cherchent à désigner une sorte de structure psychique qui nous rend enclins à adhérer à des préjugés antisémites et plus généralement antidémocratiques”.
La personnalité autoritaire est ambivalente, entre désir d'assujettissement de l'autre, et de désir de soumission de soi-même. Les personnalités autoritaires, comme Trump et une partie de ses soutiens, tiennent des discours de transgression, souhaitant rompre avec les normes, tout en alimentant des fantasmes sur la perversion de la société (complot, débauche sexuelle, satanisme des élites…) et en prônant un retour à l’ordre moral. Il existe chez eux l’obsession de la purge et de la pureté d’un corps social débarrassé des “parasites” et des “ennemis de l’intérieur.
Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la psychanalyse pour redonner sens à la démocratie ? D’abord redonner sa juste place au discours et à la parole, dans un période de post-vérité et de trouble dans le langage, dans la lignée de la pensée politique d’Hannah Arendt : « Être politique, vivre dans une polis, cela signifie que toutes choses se décident par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence ».
La psychanalyse recueille et peut redonner une place centrale à la parole. Elle peut tenir tête à un ordre social qui fait disparaître le désir. C’est ce que défend Rémy Potier dans un article sur le lien entre démocratie et psychanalyse : “Dans cette société du consumérisme, il y a naturellement de moins en moins de désir et c’est sans doute à en retrouver les traces que la tâche d’une rencontre analytique peut faire objection à cet ordre social. ”
Pour Cornelius Castoriadis, la pyschanalyse et la démocratie visent toutes les deux à l’autonomie de l’être humain : “L’objet de la politique est la liberté (…) j’entends par politique, l’action collective, consciente et réfléchir pour faire des institutions de liberté”.
Pour Jacques Derrida, la psychanalyse se situe au cœur de la démocratie car elle relance les questions de responsabilité, de témoignage et d’hospitalité. A la fin de sa vie, Derrida a travaillé sur la “démocratie à venir”, en posant certains concepts qui lient démocratie et psychanalyse :
La démocratie est un libre jeu, en roue libre, avec de l'indécision permanente.
C'est le pouvoir d'un rassemblement, d'un peuple uni qui dit "Je peux". S'affirmant elle-même, se donnant à elle-même sa loi, elle suppose un retour sur soi, une introspection. Comme le dit Tocqueville : en démocratie le peuple est "la cause et la fin de toute chose; tout en sort et tout s'y absorbe"
La démocratie doit se mettre souverainement en question pour survivre.
La démocratie se protège en se limitant elle-même en définissant des barrières, des frontières protectrices, ce qu’il appelle l’auto-immunité.
Surtout, la démocratie est toujours inachevée, en retard, en perpétuelle inadéquation à son temps. Ainsi, n'y a pas d'idéal de la démocratie, elle est, toujours, "à venir", à construire.
Alors que D. Trump promet les expulsions et la dépossession violente aux personnes migrantes, il est intéressant de reprendre la notion “Mental Displaced Persons” (personne mentalement déplacée) développée par Fredric Wertham, pour parler des afroaméricains admis dans sa clinique de Harlem et qui pour la plupart étaient des déplacés du Sud ségrégationniste vers la côte Ouest des Etats-Unis : « des individus dont l’existence était irrémédiablement marquée par la perte et la dépossession ».
Ralph Ellison, grand auteur africain-américain, parle des « personnes déplacées de la démocratie américaine ». Outre « sa fonction politique » la démocratie « a une fonction psychologique » capitale , à savoir « protéger les citoyens des forces irrationnelles et imprévisibles » qui menacent la vie humaine ». Or, les institutions états-uniennes ont lamentablement échoué dans ce domaine.
Mais, très souvent critiquée pour son inefficacité par rapport à d’autres psychothérapies ou sa tendance à manier des concepts creux, la psychanalyse a-t-elle vraiment un avenir ? La psychanalyse est essentiellement pratiquée dans certaines régions du monde, le plus souvent démocratiques, est-elle seulement pertinente pour penser le politique ailleurs dans le monde ? Cependant, comme le montre le livre passionnant de Livio Boni et Sophie Mendelsohn Psychanalyse du reste du monde.Géo-histoire d’une subversion, la psychanalyse n’est pas qu’un pur produit occidental. Cette discipline a voyagé, de Calcutta à Madagascar, de Porto Rico à l’Afrique de l’Ouest, bien souvent pour les syndromes et complexes issues des situations coloniales et post-coloniales.
POINTS CHAUDS
Crédit : Greta Knutson-Tzara, Spring Morning, 1950s.
GABON
Au Gabon, la révision de la liste électorale prend fin. Le code électoral adopté par les deux chambres du Parlement vient d’être promulgué par le président de la Transition, Brice Clotaire Oligui Nguema. Le code permet désormais aux militaires et aux magistrats de briguer les suffrages universels à condition de se mettre en disponibilité avant de faire acte de candidature. Cela laisse donc la porte ouverte à une candidature du président de la Transition, arrivé au pouvoir par un coup d’Etat. Il s’agit donc de la clé de voûte de la transition. C’est le ministre de l’Intérieur qui a l’entière responsabilité de l’organisation des élections ce qui a suscité des critiques.
L’élection présidentielle anticipée aura lieu le 12 avril prochain au lieu du mois d’août comme annoncé dans le chronogramme initial de la Transition. Les partis se positionnent et un leader syndical, Jean-Rémi Yama, opposant farouche à Ali Bongo vient de créer son propre parti, sans préciser s’il était candidat à l’élection présidentielle. La maintien de pratiques clientélaires au sein du nouveau régime est ressorti lors de scandales, comme le soupçon de fraude au profit de l’éthnie Fang lors du dernier concours d’entrée à l’Institut national de formation et d’action sanitaire et sociale (Infass).
En respectant le calendrier de transition et en faisant adopter des réformes clés et une nouvelle constitution introduisant des mesures importantes comme la limitation des mandats présidentiels, Brice Clotaire Oligui Nguema s’offre une bienveillance ou un laisser-faire des puissances occidentales. Pourtant, la constitution pose problème à plus d’un titre : les candidats à la présidentielle devront être exclusivement gabonais avec au moins un parent né au Gabon – et avoir un conjoint gabonais et le poste de Premier Ministre est supprimé. A court-terme, les pressions ne viendront peut-être pas des chancelleries étrangères mais plutôt des marchés financiers et des institutions économiques : l’agence de notation américaine Fitch Ratings a dégradé la note souveraine du pays à « CCC » le 24 janvier 2025, faisant entrer le Gabon dans la catégorie ultra-spéculative.
THAÏLANDE
En Thaïlande, des centaines de couples homosexuels se sont mariés, une première en Asie du Sud-Est, suite à l’entrée en vigueur de la loi sur l’égalité du mariage. Malgré cette avancée pour les droits des personnes LGBGT, le régime politique thaïlandais est un mirage démocratique. Le pays est régi par une monarchie constitutionnelle.Depuis 2016, le roi Rama X est à la tête du pays. Chef de l’armée, ses pouvoirs sont soumis et contraints par la constitution. Mais, la loi de lèse-majesté est l’une des plus sévères au monde, punissant de trois à quinze ans de prison toute diffamation, insulte ou menace envers le roi, la reine, le prince héritier ou le régent. Depuis 2020, plus de 272 personnes ont été inculpées, signe d’une répression accrue du mouvement progressiste.Le parti Move Forward, large vainqueur des élections de 2023 a été empêché depuis d’accéder au pouvoir et a même été dissous par la Cour constitutionnelle en août dernier. La Cour constitutionnelle assure que cette décision était indispensable à la préservation de la monarchie. Elle justifie son verdict par la proximité des cadres du parti, et notamment de Pita Limjaroenrat, avec le mouvement prônant une réforme de la royauté, voire, pour les plus radicaux, son abolition pure et simple. Cette décision renforce les forces conservatrices proches de la monarchie et de l’armée. Depuis août, c’est Paethongtarn Shinawatra qui est Première ministre, devenant la plus jeune cheffe de gouvernement de l'histoire du pays, ainsi que la deuxième femme à exercer cette fonction après sa tante Yingluck Shinawatra de 2011 à 2014. Malgré cet apparent renouvellement, l’élection de Paetongtarn consolide la présence au pouvoir de la famille Shinawatra, une dynastie politique qui a profondément marqué l’histoire récente de la Thaïlande. La Thaïlande nous offre un bel exemple de bricolage constitutionnel, au profit du marchandage politique et du statu-quo.
Pour finir - le chiffre et la citation
Le chiffre : 30 %. C'est la part des minerais critiques mondiaux localisée en Afrique subsaharienne.
Source : Alternatives économiques
Vandana SHIVA dans Lionel ASTRUC, “L'art de la fausse générosité. La fondation Bill et Melinda Gates” (2022) :
« Ce que Monsanto a fait dans le domaine des semences, Microsoft l’a fait dans le secteur des technologies de l’information. Gates est devenu le plus riche de sa génération d’informaticiens alors que les débuts de l’informatique comptaient beaucoup de développeurs de génie. Ce n’est pas parce qu’il était plus inventif que les autres, mais parce qu’il a déposé les brevets les plus juteux. Je me rappelle les débuts du langage de programmation Basic. Initialement il avait été créé pour les universités. Mais c’était un bien public. Ce sont des professeurs de faculté qui ont inventé ce langage, et ils ne percevaient aucuns droits d’auteur pour cela. Les logiciels de Microsoft ont été développés à partir de ce langage et l’entreprise a systématiquement privatisé les biens communs des technologies de l’information pour se les approprier, comme les riches propriétaires fonciers anglais se sont approprié les terres lors du mouvement des enclosures aux XVIe-XVIIe siècles. En déposant des brevets, non seulement Microsoft a empêché d’autres développeurs de continuer à améliorer les programmes, mais il a aussi transformé en propriété privée ce qui, sans lui, serait resté un bien public.»