#24- Démocratiser les partis politiques / Jeux vidéos et géopolitique / Points chauds : Nicaragua, Mozambique.
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Démocratiser les partis politiques ?
Focus - Jeux vidéos dans un monde multipolaire.
Points chauds : Nicaragua, Mozambique
Crédit : Jess Atieno - My Lady Madonna I Present to You, Three Acts of Lamentation, 2023
Jess Atieno (née en 1991) est une artiste kényane. Ses œuvres abordent la question de la dépossession, notamment à partir des archives photographiques coloniales. Son travail voyage dans le temps à travers les vestiges matériels de l'histoire : photographies, cartes et documents historiques, qu'elle utilise dans des sérigraphies et des tapisseries.
Crédit : Jess Atieno - In the Time of Kings & Queens, 2023
Démocratiser les partis politiques ?
Les partis politiques sont au cœur du système politique représentatif et ont (souvent à raison) mauvaise presse. Pour certains philosophes politiques, Simone Weil en tête, la suppression générale des partis politiques est une option à envisager :
“Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.”
Plusieurs écueils à leur encontre remonte régulièrement dans les discours et études :
Vecteurs de division de la société.
Fonctionnement oligarchique avec domination d’une minorité de politiciens professionnels au détriment de la majorité.
Déconnexion des réalités quotidiennes des citoyens.
Espace de corruption et de maintien au pouvoir d’une classe politique décrédibilisée, etc.
Pourtant, dans un régime représentatif, sans partis politiques, pas d’élections pluralistes. Et comme l’appelait de ses vœux le chercheur Mamoudou Gazibo en 2006, il me semble important de réhabiliter l'analyse des partis (en Afrique, comme ailleurs).
Dans une étude récente, « Faire mieux » : quel modèle d’organisation à gauche pour prendre le pouvoir ?”, le think tank Intérêt général (proche de la LFI) s’interroge sur les modèles organisationnels des partis politique de gauche en France. Cette étude part de deux constats :
L’abandon des partis de masse : “La société (française) est fragmentée et atomisée, ce qui rend la construction de l’unité et des alliances de classes plus difficile que dans le contexte précédent, où l’organisation fordiste du travail, marquée par la présence de classes relativement homogènes et conscientes de leur statut , facilitait la mobilisation à travers de grands appareils pyramidaux fortement ancrés dans le tissu social – les fameux « partis de masse », ces princes modernes de Gramsci”.
L’affaiblissement des corps intermédiaires : "le lien de représentation s’est progressivement délité à mesure que les corps intermédiaires (partis, syndicats, églises, associations, clubs, etc.) s’érodaient, provoquant l’apathie ou l’hostilité à l’égard des institutions et la décrédibilisation des principaux acteurs de gouvernement”
Cette note a le mérite de se pencher sur la cohérence au sein des partis politiques. Peut-on promouvoir plus de démocratie et une autre manière de faire de la politique sans s’appliquer à soi-même (en interne aux partis) des principes de fonctionnement démocratiques :
“Au-delà des enjeux stratégiques ou de l’exercice du pouvoir à anticiper,les questions organisationnelles sont absentes, alors qu’elles sont essentielles. Dans la période récente, les formations de gauche semblent faire comme s’il n’y avait pas de temps pour construire une organisation de masse ou même simplement affronter la question. (…) La question organisationnelle est ainsi à la fois inévitable et redoutable.”
Dans ces conditions, les partis de gauche français (mais plus largement européens) s’interrogent sur la forme à adopter, entre agilité et solidité : “le parti-mouvement” ou le parti traditionnel.
Sur la France insoumise, l’étude de Manuel Cervera-Marzal (Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise), qui s’est immergé trois ans durant au sein de ce parti et en aborde toutes les facettes (genèse, programme, stratégie, discours, idéologie, fonctionnement interne, base militante, direction et électorat) est particulièrement intéressante. En prônant la forme mouvement, la LFI s’ajuste à la « crise des partis » mais en réalité, dans les pratiques, il contribue à cette crise en reconduisant des logiques partisanes non présentées comme telles. Ce qui a fait dire au politiste Remi Lefebvre dans une tribune au Monde que « La France insoumise est moins un parti-mouvement qu’un parti personnel » :
“Ce manque de démocratie est justifié officiellement par une rhétorique mouvementiste. LFI promeut un fonctionnement inclusif, au consensus, tourné et projeté vers l’extérieur. Les cadres « insoumis » veulent tenir à distance le « nombrilisme » organisationnel des partis, qui épuiseraient leurs énergies dans des oppositions stériles et dissimuleraient des luttes de pouvoir sous des oripeaux idéologiques. Pourquoi donc s’éterniser en palabres, quand le programme, véritable fétiche « insoumis », fait consensus et l’objet de régulières actualisations ? Ceux qui osent instruire le procès en démocratie sont accusés d’affaiblir le mouvement et son chef.” - Rémi Lefebvre
Dans un autre espace politique Manuel Cervera-Marzal a également montré le paradoxe organisationnel de Podemos en Espagne :
“le parti de Pablo Iglesias a ramené aux urnes presque deux millions d’abstentionnistes et a suscité un regain d’intérêt pour la politique dans la société espagnole (…). Pourtant, si l’on resserre la focale afin d’observer la vie politique interne à cette organisation partisane, on est frappé par le mal-être qui touche une grande proportion de ses militants.”
Le contexte politique européen est marqué par la dégradation de la condition d’élu , au point que les politistes Rémi Lefebvre et Didier Demazière parlent “d’élus déclassés” dans un récent ouvrage.
Quoi qu’il en soit, si les partis politiques sont mortels, ils peuvent aussi renaître. À quelles conditions ? C’est ce que s’efforce d’analyser Jennifer Cyr à partir d’une analyse comparée de cas pris dans trois pays andins.
Crédit : Jess Atieno - I Contain Multitudes, 2023
Focus - Jeux vidéos et géostratégies
Le jeu vidéo chinois Black Myth : Wukong est un phénomène mondial depuis sa sortie fin août 2024. Avec dix millions d’exemplaires vendus en trois jours, le jeu du studio Game Science s’impose comme un blockbuster inattendu, venu d’un pays plus connu pour ses jeux sur mobile. La presse d’État chinoise célèbre une réussite pour le soft power du pays. Preuve de l’importance politique prise par ce jeu vidéo - basé sur la légende de La pérégrination vers l’Ouest - son coéditeur a demandé aux streamers étrangers essayant gratuitement le jeu de ne pas évoquer certains sujets sensibles comme la politique, le Covid ou la "propagande féministe". Pour les grandes puissances, les jeux vidéos sont devenus des outils d’influence et de propagande. Alors qu’entre 2000 et 2015, les consoles de jeux étaient interdites en Chine et qu’officiellement les moins de 18 ans sont limités à trois heures de jeu en ligne par semaine, désormais le pays souhaite faire du jeu vidéo un outil d’expansion de l’empreinte culturelle de la Chine au-delà des frontières traditionnelles”.
Selon le Digital Forensic Research Lab, la Russie utilise quant à elle de plus en plus les jeux vidéo pour diffuser de la propagande anti-occidentale en Afrique. Dans la version destinée au continent africain du jeu Hearts of Iron IV, l’intrigue oppose les pays du Sahel dirigés par des pouvoirs militaires - Burkina Faso, Mali et Niger - à la France.
Un article du New York Times avait montré comment les services de renseignements soutenaient également des joueurs russes pour diffuser la propagande du Kremlin dans des jeux de premier plan tels que Minecraft, World of Tanks et Roblox.
Mais les jeux (vidéos ou non) peuvent aussi être des supports d’éducation à la démocratie. C’est notamment ce qu’explore l’ouvrage Making Democracy Fun: How Game Design Can Empower Citizens and Transform politics. Un article montre aussi comment Minecraft a été utilisé pour construire une bibliothèque non censurée contenant la production d’auteurs de sept pays : Égypte, Mexique, Russie, Arabie saoudite, Biélorussie, Brésil et Viêt Nam. De même, le jeu Animal Crossing a été utilisé comme moyen d’organiser des manifestations virtuelles pacifiques pendant les manifestations pro-démocratie à Hong Kong au printemps 2020.
Pour l’anecdote, l’un des jeux les plus joués au monde, Helldivers 2, met en scène le combat entre le chaos et la démocratie, dans les confins tumultueux de la galaxie. Face aux créateurs du jeu qui incarnent le chaos, les joueurs du monde entier se coalisent pour faire triompher la puissance de la démocratie dans un univers hostile. Mais fin août, une mise à jour majeure du jeu, venant affaiblir une catégorie d’armes appréciée, a été très mal appréciée des joueurs, qui ont menacé d’abandonner la défense de la démocratie. La preuve que la démocratie est un combat permanent, même dans un jeu vidéo en ligne !
POINTS CHAUDS
Crédit : Jess Atieno - Memories of this place 2022
NICARAGUA
Le Nicaragua continue de s’enfoncer dans la dictature. Une loi permet désormais de juger les opposants au régime vivant à l’étranger. Pour l’opposition, principalement exilée au Costa Rica, aux Etats-Unis et en Espagne, cette réforme du code pénal vise à donner un cadre légal aux pratiques « répressives » du président Ortega. L’opposition civile et politique est en exil suite à une répression implacable de la part de Daniel Ortega : il a dissout plus de 5000 associations et fini par expulser et déchoir de leur nationalité plus de 300 opposants. Il s’est aussi attaqué à l’église catholique et à ses ramifications (écoles, associations…) en leur imposant un impôt sur le revenu. La loi a été adoptée le jour où l’Organisation des Nations unies (ONU) a mis en garde contre la « grave » détérioration des droits humains dans le pays depuis 2023, avec une augmentation des détentions arbitraires et des persécutions à l’encontre de ceux « perçus comme des dissidents » par le gouvernement. L’Espagne a offert sa nationalité à 135 opposants nicaraguayens déchus et expulsés de leur pays. Le frère du président lui-même, Humberto Ortega, était assigné à résidence depuis mai 2024. Il est mort le 30 septembre, à 77 ans. Celui-ci avait critiqué la « dictature » mise en place par son frère et avait assuré que ce dernier n’avait aucun successeur, pas même au sein de sa propre famille. Des déclarations qui avaient provoqué l’ire de la vice-présidente, Rosario Murillo, épouse de Daniel Ortega, qui compte bien sur leur fils, Laureano, pour assurer la suite du régime après la mort de son mari.
MOZAMBIQUE
Le candidat du parti au pouvoir au Mozambique depuis l’indépendance (Frelimo) , Daniel Chapo, a été élu président, a annoncé la commission électorale du pays jeudi 24 octobre. Cette déclaration intervient quinze jours après les élections générales du 9 octobre entachées d'irrégularités, selon les observateurs internationaux. L’église catholique a elle aussi critiqué la qualité du processus électoral. Deux proches du candidat de l’opposition Venâncio Mondlane ont été tués à bout portant dans la nuit du 18 octobre, en plein cœur de la capitale Maputo. Les obsèques de ces opposants ont été suivis par des milliers de partisans. Michel Cahen, directeur de recherche émérite du CNRS à Sciences Po Bordeaux, rappelle que l’impunité qui règne au sein des forces d’impunité et des services de renseignements. L’opposant V. Mondlane avait appelé à la grève générale (journée ville morte) et refuse les résultats.
L’élection est inédite à plusieurs titre. D’abord, Daniel Chapo, candidat du Frelimo, deviendra le premier président né après l'indépendance du Mozambique en 1975. Il est aussi le premier chef d'État à ne pas avoir participé à la guerre civile qui a suivi, qui a duré 15 ans et tué un million de personnes. Quant à l’opposition, pour la première fois, elle est dominée par un candidat d’un petit parti, Podemos, plutôt que par la Renamo, parti d’opposition issue de la guerre civile.
Un peu de promotion
Le mouvement Tournons La Page, que j’ai cofondé puis coordonné près de 7 ans, vient de fêter ses dix années d’existence. A cette occasion, un ouvrage a été rédigé par le journaliste Rémi Carayol, en croisant récits personnels et réflexions sur les processus politiques en Afrique francophone sur la période 2014-2024. En voici la présentation officielle :
“Le 15 octobre 2014, un nouveau collectif transnational, Tournons La Page, lance un appel : « En Afrique comme ailleurs, pas de démocratie sans alternance ». Les quelques activistes à l’origine de cette tribune n’imaginent pas que, dix ans plus tard, leur campagne internationale appelant à dénoncer les coups d’États institutionnels et à soutenir les alternances démocratiques se serait transformée en une puissante organisation regroupant des centaines d’associations et des milliers de militantes et de militants dans quinze pays africains et en Europe, représentant une force de contestation et de propositions reconnue sur le continent. Ce livre retrace cette expérience inédite, en donnant la parole à celles et ceux qui l’ont animée, en retraçant leur parcours et les débats qui ont traversé ce collectif militant.”
Le livre Les sentinelles de la démocratie. Tournons La Page - Dix en de lutte est disponible aux éditions Karthala et des séances de présentation seront organisées dans les mois à venir.
Pour finir - la citation
Crédit : Jess Atieno
Raymond Williams (1921-1988), écrivain gallois :
« Être vraiment radical, c’est rendre l’espoir possible plutôt que le désespoir convaincant».