#23- Démocratie en Afrique / Justice fiscale / Points chauds : Venezuela, Bangladesh.
L'actualité des démocraties et des engagements citoyens
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Au sommaire
Rapport sur la démocratie en Afrique
Focus - Le combat pour une fiscalité juste
Points chauds : Venezuela, Bangladesh
Crédit : Luchita Hurtado - Untitled - 1950
Luchita Hurtado (1920 — 2020) est une artiste américano-vénézuélienne. Elle a été mariée trois fois, notamment aux artistes surréalistes Wolfgang Paalen et Lee Mullican et se consacrait à sa vie familiale et domestique, sans cesser de peindre. Son œuvre n’a pas été exposée avant les années 1970 et son contact avec un groupe d'artistes féministes. Son travail est redécouvert en 2015 et acquiert subitement une grande renommée en 2018, alors qu’elle a 97 ans. Son œuvre est d’abord abstraite et inspirée des motifs indigènes, puis évolue vers un style plus figuratif pour évoquer des sujets politiques et sociaux, comme les luttes féministes, la maternité ou le mouvement écologiste.
Crédit : Luchita Hurtado - untitled 1970
Afrique : la démocratie en danger – Le point de vue du peuple.
Afrobarometer, organisation à but non-lucratif dont le siège se trouve au Ghana, est un réseau panafricain et indépendant de recherches, reconnu pour ses sondages d’opinion et de recueil de données sur les enjeux sociopolitiques du continent. L’organisation est née en 1999 dans l’objectif de connaître les réactions des citoyen.ne.s vis-à-vis des progrès politiques – tels que des élections pluralistes – dans une poignée de pays africains qui avaient connus des révolutions démocratiques et anti-autoritaires après la chute du mur de Berlin en 1989. Le dernier rapport de l’organisme est spécifiquement dédié à la perception de la démocratie et s’intitule “Aperçus africains 2024 : La démocratie en danger – Le point de vue du peuple.”
En voici les éléments clés, selon moi :
Les Africains continuent d'exiger la démocratie, en dépit de la diminution de l'offre :
“Si une proportion (…) moindre d'Africains considèrent la démocratie comme leur forme de gouvernement préférée, ils sont plus nombreux à exiger une gouvernance transparente, et une forte majorité restent attachée aux normes démocratiques que sont la liberté, les élections, le pluripartisme, l’État de droit et le contrôle du pouvoir présidentiel.”
Ainsi, en moyenne à travers 39 pays, le soutien à la démocratie demeure fort : deux tiers (66%) des Africains disent préférer la démocratie à tout autre système de gouvernement, et de fortes majorités rejettent la dictature (80%), le régime à parti unique (78%) et le régime militaire (66%).
Depuis 2020, des militaires ont évincé des gouvernements élus dans six pays. Trois présidents ont défié les limitations constitutionnelles pour briguer un troisième mandat.
Malgré les énormes lacunes dans les services publics, une majorité claire – et croissante – de répondants déclarent qu'il est plus important pour un gouvernement de rendre des comptes à la population que de « faire avancer les choses ».
Cependant, au cours de la dernière décennie, le soutien populaire à la démocratie
a fortement régressé dans plusieurs pays, dont le Mali, le Burkina Faso, l'Afrique du Sud, la Namibie et la Guinée. Cela se manifeste par une moindre opposition à la forme militaire de gouvernement. Là où la tolérance au régime militaire s’est le plus accrue, c’est sans surprise au Mali et au Burkina Faso.
Plus de la moitié des Africain.e.s interrogé.e.s se disent prêt.e.s à tolérer une intervention militaire « lorsque les leaders élus abusent de leur pouvoir pour leurs propres intérêts » et les jeunes se montrent plus disposés à tolérer les interventions militaires.
Les trois facteurs qui sapent le plus le soutien à la démocratie : la corruption croissante dans les administrations locales, la mauvaise qualité des élections et le manque de responsabilité des présidents.
Le rapport confirme la méfiance voire la défiance envers les processus électoraux : en trois ans, le soutien aux élections a régressé de 8 points à travers 30 pays, bien qu'une grande majorité les considèrent toujours comme la meilleure méthode pour choisir leurs dirigeants.
La satisfaction envers le système démocratique baisse, y compris dans des pays comme le Botswana ou l’île Maurice (- 40points pour ces deux pays) qui figurent parmi les plus démocratiques du continent dans les classement mondiaux. 37% des personnes interrogées se disent satisfaites du fonctionnement de la démocratie dans leur pays.
La limitation des mandats présidentiels, qui est fréquemment contestée par les dirigeants désireux de s'accrocher au pouvoir, demeure toujours populaire, avec des niveaux de soutien fluctuant entre 72% et 77% au cours de la dernière décennie.
La préférence pour la démocratie est désormais une opinion minoritaire dans cinq pays : le Mali, l'Afrique du Sud (43%), l'Angola (47%), le Mozambique (49%) et le Lesotho (49%). En revanche, la Zambie (87%), le Sénégal (84%), le Cap-Vert (84%), l'Ouganda (81%) et le Bénin (79%) révèlent un soutien à la fois très fort et très régulier en faveur de la démocratie.
75% des citoyen.ne.s interrogé.e.s affirment que les femmes devraient avoir les mêmes opportunités que les hommes d'être élues à des postes politiques. Le soutien à l'équité entre les sexes en politique progresse, gagnant 4 points de pourcentage par rapport à 2011/2013 à travers 30 pays.
Crédit : Luchita Hurtado - No place to hide - 2018
Focus - Le combat pour une fiscalité juste
Selon le Fonds Monétaire International, chaque année, les États perdent 555 milliards d’euros d’« impôts légitimes » en ne taxant pas les bénéfices de 120 000 multinationales. Selon Eu Tax Obervatory, les milliardaires paient proportionnellement moins d’impôts (toutes taxes comprises) que le reste de la population. En effet, les plus riches peuvent facilement structurer leur patrimoine afin de ne pas générer de revenus imposables.
Le documentaire Tax Wars nous invite de manière très accessible à suivre les pas d'experts militant pour la taxation des profits des multinationales de l’Union européenne à la Zambie en passant par l'Inde et le Chili. Le documentaire met en parallèle l’histoire de la fiscalité mondiale et le combat des 14 « Jedi » de la justice fiscale, dont Joseph Stiglitz, Thomas Piketty, Eva Joly.
La fiscalité juste est bien entendu un enjeu économique et social majeur mais elle est également au fondement du pacte démocratique. C’est ce que résume un des principes fondamentaux de la révolution américaine : “no taxation without representation” (pas de taxation sans représentation). Un impôt ne peut s’appliquer qu’aux citoyens qui y ont consenti en élisant librement leurs représentants politiques. La contestation de l’impôt est souvent un terreau fertile de révoltes voire de révolutions, elle est également le symptôme de crise des démocraties. C’est ce que rappelle le documentaire une Histoire populaire des impôts. Récemment, c’est le rejet d’une loi de finances qui a mis des milliers de manifestant.e.s dans la rue au Kenya.
Et bien entendu, le pacte fiscal est aussi décisif pour financer les investissements d’avenir nécessaire à la transition écologique. Cela passe certainement par la taxation de l’héritage selon André Masson, ce qui paradoxalement permettrait aux parents d’épargner pour leurs enfants :
“Il s’agit d’une part de simplifier et de durcir l’impôt successoral en ne gardant que deux taux de taxation (30%, puis 60%) au-delà des exemptions en ligne directe qui existent déjà. C’est le bâton. Il s’agit d’autre part de créer des fonds d’investissement de long terme qui peuvent être légués à la génération suivante sans payer d’impôts successoraux s’ils sont détenus pendant au moins 25 ans. C’est la carotte. À côté de ces mesures, les niches fiscales sont supprimées, les dons aux associations caritatives ou d’intérêt général restent exemptés, et la surtaxe successorale ne s’applique pas aux dons [de son vivant].”
POINTS CHAUDS
Crédit : Luchita Hurtado - Untitled 1968
VENEZUELA
Le 29 juillet dernier, Nicolás Maduro a été proclamé vainqueur d'une élection contestée, déclenchant des manifestations vivement réprimées. Des experts de l’ONU ont jugé que le scrutin de la fin juillet manquait de « transparence » et d’« intégrité ». Face à un Maduro intraitable, l’opposition maintient la pression avec des manifestations régulières. Mais la répression aurait déjà fait au moins 25 morts et 192 blessés.
"La violence se voyait déjà avant l'élection, notamment quand Nicolás Maduro a menacé le pays d'un bain de sang si jamais l'opposition gagnait." Benjamin Delille, journaliste de Libération.
Le 17 août, la cheffe de file de l’opposition vénézuélienne, María Corina Machado (empêchée de se présenter au scrutin), est réapparue en public à Caracas, après deux semaines de clandestinité. Mais, la situation est loin d’être décrispée. Les député·es ont été rappelé·es de leurs vacances pour adopter une loi réglementant les ONG et associations, une autre les réseaux sociaux, et une troisième pour réprimer le « fascisme », un terme regroupant toutes celles et ceux qui ne sont pas favorables au pouvoir en place et qui seraient soutenus par les États-Unis. Le pouvoir se replie sur la politique du bâton et se méfie de tout le monde. On assiste à un nouveau tour de vis sécuritaire », note l’historien Serge Ollivier, chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS).
L’adoption de cette loi menace l’existence et le fonctionnement des organisations communautaires, humanitaires et de défense des droits humains avec des articles ambigus pouvant servir de base pour les sanctionner de manière disproportionnée et même les rendre arbitrairement illégales de manière massive. Ana Piquer, directrice pour les Amériques à Amnesty International
Le Brésil,la Colombie et le Mexique ont tenté des efforts de médiation. Les deux premiers pays seraient les plus concernés par un nouvel exode de Vénézuelien.ne.s, fuyant la répression et une économie moribonde. Le niveau de vie a stagné au cours des 40 dernières années au Venezuela — alors qu’il a été multiplié par 5 en Amérique latine.
BANGLADESH
Le Bangladesh vit-il une deuxième indépendance ? Des manifestations menées par les étudiants ont chassé du pouvoir Sheikh Hasina, première ministre, au pouvoir depuis près de quinze ans. Les manifestants dénonçaient d’abord un système controversé de quotas pour les emplois publics puis ont fini par emporter le gouvernement autoritaire de la fille du “père de la nation” Sheikh Mujibur Rahman. Les Nations unies ont récemment publié un rapport faisant état de plus de 650 morts dans les violences. Près de 400 décès ont été signalés entre le 16 juillet et le 4 août, tandis qu'environ 250 personnes auraient été tuées à la suite de la nouvelle vague de violence survenue entre le 5 et le 6 août, après la chute d'Hasina.
Selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, “la transition à venir offre une occasion historique de « réformer et de revitaliser les institutions » du pays, de rétablir les libertés fondamentales et l’espace civique, et de permettre à tous les Bangladais de participer au futur.
Les Bangladais ont appelé au pouvoir et pour répondre à ce défi de la restructuration des institutions, Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix en 2006, une figure particulièrement appréciée. Deux des chefs de file du mouvement qui a mené à la chute de la première ministre Sheikh Hasina ont intégré le gouvernement provisoire. Le Monde revient sur la genèse de la révolution et décrit le parcours de ces étudiants devenus “conseillers” du gouvernement. Autre parcours intéressant, celui de Sharif “l’enfant des rues devenu défenseur des droits humains”. Les défis sont immenses. Selon Oxfam près de la moitié des Bangladais vivent avec moins d'un dollar par jour. Le gouvernement dirigé par M. Yunus a licencié plus de 1 800 élus locaux dans tout le pays depuis le 8 août. Comme l’analyse Nordine Drici, consultant dans le domaine des droits humains, le pays doit panser les plaies des victimes de ses relents autoritaires et entamer un long travail de reconstruction des institutions démocratiques.Le nouveau premier ministre intérimaire Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel, est en train de réorganiser la bureaucratie, le système judiciaire et d'autres secteurs publics, y compris la banque centrale et les universités, en changeant leurs dirigeants.
Le pays est le deuxième producteur de vêtements au monde, derrière la Chine. Sheikh Hasina était la principale artisane et défenseure du modèle économique qui écrase les petites mains de la confection. Une chronique de France Inter rappelle le lien entre la classe politique bangladaise et l’industrie textile :
“ Le bâtiment effondré en 2013 [Rana Plaza] appartenait à un dirigeant local du parti de la première ministre Sheikh Hasina. De nombreux députés bangladais ont des liens directs avec l'industrie du textile qui représente 80% des exportations du pays selon l'ONU. A travers eux, cette industrie continue de faire la loi dans le pays”.
Mais comment démocratiser le pays face à un parti tout puissant comme celui de Seikh Hasina (la Ligue Awani) ? Pour Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur senior au think thank Asia Centre : "La vraie question, c'est est-ce que des élections crédibles peuvent se faire alors que la chasse à la Ligue Awami, le parti de Sheikh Hasina bat son plein ? Est-ce qu'on peut imaginer des élections dont la Ligue Awami serait bannie ? Tout ça, ce sont des questions extrêmement perturbantes pour le pouvoir et il faudra probablement plusieurs mois au régime intérimaire pour tenter de mettre en place les fondements d'une nouvelle légitimité."
Pour finir - la citation
Crédit : Luchita Hurtado, Vertigo - 1973
Paulin HOUNTONDJI, (1942-2024), philosophe béninois :
« Le pouvoir, en effet, ne s’attaque jamais à tout le monde en même temps, mais progresse en sauts de puce, broyant ses victimes à tour de rôle après les avoir savamment isolées, et toujours avec l’approbation massive des survivants. »
Je vous recommande la lecture de l’hommage à Paulin Hountondji par Lionel Zevounou pour Afrique XXI.